Estela et le royaume

C’était sans aucun doute le chaos, le chaos complet. Quelqu’un devait mettre de l’ordre, pardi ! Les choses ne pouvaient pas continuer comme ça.  Monsieur Leroi se baladait impatient de droite à gauche, de haut en bas, tournait en rond, souriait, criait, pleurait. L’assemblée restait immobile. Personne n’osait parler. Tous savaient bien que dans cette situation critique le plus sage était de rester en silence et attendre, et attendre. Attendre surtout que monsieur Leroi se calme.

Le drame existentiel s’explique tout simplement. La lumière n’arrivait plus au royaume. Comme si un dieu maléfique avec des pouvoirs infinis l’aurait stoppée à jamais.  Que faire dans cette situation critique, personne ne le savait. C’était la première fois que pendant de journées entières une telle calamité arrivait. Inutile de regarder dans le gros livre des ancêtres, aux caractères parfois difficiles à déchiffrer ou deviner, qui comptait déjà deux millions et un page.  La dernière, de seulement deux lignes, racontait justement l’évènement qui nous occupe. Rien, rien, mais absolument rien, même pas une piste, pas une solution envisageable. L’assemblée entière avait passé des mois à lire et à relire. On pouvait déterrer du vieux livre des astuces pour trouver de la nourriture dans les endroits les plus obscurs et insolites jusqu’au remède pour recoudre avec des morceaux d’épines une nappe déchirée. Chose qui ne servait à rien car les habitants du royaume n’utilisent pas de nappe pour manger, et ils se demandent même si dans un temps trop lointain ça avait été l’habitude. Ils ont fini par déduire que la visite d’un étranger avait occasionné ce type de perturbation dans les mœurs locales, rapidement disparue une fois l’étranger parti.  

Estela habitait la région depuis longtemps, tellement longtemps qu’elle ne se rappelait pas si elle venait d’ailleurs ou si elle avait vécu toujours là. Peu lui importait, car de toutes façons elle savait que jamais elle ne pourrait la quitter. Seulement le fait d’aller chanter tôt le matin près de la rivière, caresser les eaux tranquilles, parler avec les fleurs sauvages et saluer les petits habitants des eaux profondes la remplissait de bonheur. Elle aimait la vie, sa grand-mère l’adorait et lui disait toujours qu’elle venait d’un monde magique, plein de tendresse et d’amour et que son prénom venait d’étoile, car partout où elle passait elle irradiait de la lumière.

Le petit Corentin connaissait bien Estela. Il lui arrivait de faire des kilomètres pour venir la saluer et discuter d’une chose ou d’autre. Comme premier ministre du royaume il devait trouver la solution à tous les problèmes. Monsieur Leroi comptait beaucoup sur lui. Il était là pour les choses les plus simples comme organiser la fête pour les trois millions d’habitants du royaume et préparer le discours, au plus difficiles comme proposer quels habits allait utiliser Monsieur Leroi pour un tel évènement.  

Pendant beaucoup de temps les habitants du royaume ont cru que le prénom Corentin venait de « corriente » courant d’eau, et ça collait à merveille avec le personnage car le petit Corentin se laisse très souvent porter par le courant quand il s’agissait de prendre une décision importante.  Grande a été la surprise quand plus tard ils ont su, grâce à la sagesse du grand livre du royaume, que Corentin voulait dire ouragan. En réfléchissant cette interprétation du prénom lui allait aussi bien car tous les habitants se rappellent encore la folie occasionnée quand Corentin avait décidé de faire briller dans la nuit le plus possible tous les coins du royaume pour la fête d’anniversaire de Monsieur Leroi. Il avait ordonné de chercher des pierres transparentes, des flocons perdus, enfin, toute chose qui suspendue dans l’air pouvait faire danser la lumière. Le résultat fut terrible : Corentin n’avait pas prévu que la lune était nouvelle et que la seule source de lumière du royaume sont la lune et le soleil.  

Estela avait bien la tête sur les épaules et elle donnait toujours de bons conseils. Corantin n’a pas pu s’empêcher de lui raconter le problème du manque de lumière du royaume qui pouvait terminer avec l’exode de tous ses habitants vers une autre région. Monsieur Leroi et toute l’assemblée étaient littéralement désespérés. 

Estela a discuté avec sa grand-mère et a réfléchi toute la nuit. Le lendemain, très tôt, avant que le soleil ne se lève, elle est arrivée au bord de la rivière, elle s’est perdue dans les eaux dansantes et elle a disparu en jouant avec les petits poissons du royaume.

À l’endroit où Estela a disparu, on a trouvé une fleur d’irupé géante, magnifique, jamais vue.  Les riverains, habitués à fréquenter l’endroit ont juré qu’elle n’était pas là la veille. Il semblait que toute la lumière du soleil entrait dans la fleur pour se réfugier dans les eaux profondes de la rivière.  Ils racontent encore que cette rivière a des pouvoirs insoupçonnables.